OUI, La souffrance a une fin... Nicole MONTERINI
NICOLE MONTINERI : la souffrance a une fin
» Vivre c’est mourir à chaque instant à toute chose »
Revue 3e Millénaire n° 99 Printemps 2011
Oui, la souffrance a une fin
Nous abordons la vie en fonction de ce qui nous plaît et nous déplaît. Cette attitude est à l’origine de toutes les formes de souffrances psychiques, car elle génère un conflit entre celui qui vit l’expérience et ce qui survient. Le désir de fuir l’évènement ou de vivre autre chose que ce qui est, crée une division entre celui qui expérimente et la réalité des choses. Il y a alors volonté de dépasser cette contradiction, en l’évitant ou en tentant d’agir sur l’évènement. Pour comprendre la souffrance, nous devons découvrir ce conflit, cette dualité entre celui qui rejette, contrôle, ou même accepte, et l’évènement tel qu’il est. Dans cette division, le temps intervient et la souffrance commence à courir le long de cette distance créée par la pensée.
Le contact avec la réalité de l’évènement est rompu, car c’est à partir de la mémoire que la pensée surgit. Tout est alors regardé à partir de cette mémoire, c’est-à-dire d’un savoir et d’expériences du passé, et ce sont eux qui dictent leur loi à la réalité du moment présent. Il n’y a plus de contact direct avec ce qui est. Toute notre existence devient une suite de conflits entre ce qui est et ce qui devrait être, ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire pour satisfaire nos désirs de bonheur. Cette agitation mentale nous empêche de regarder l’évènement tel qu’il se présente, la situation telle qu’elle est, mais aussi la souffrance telle qu’elle a pris forme en nous, et qui n’est souvent devenue qu’une idée que nous nous en faisons…
Nous nous voyons comme un paquet d’expériences accumulées qui s’oppose à tout ce qui pourrait le perturber. Cette empreinte mémorisée fait que nous nous pensons en termes de temps, d’évolution, de devenir. Donc, la frustration et la peur sont là. La souffrance est étroitement liée à la peur. La peur nous emprisonne dans une structure mentale sécurisante qui n’est pas digne de ce que l’être humain est appelé à vivre. Chacun de nos actes est entaché d’anxiété, accompagné d’émotions perturbantes créées par une pensée qui s’affole devant l’inconnu. Notre esprit résiste, bataille contre l’incertitude, se raccroche obstinément au connu, se met en fuite de crainte de perdre ce qu’il connaît, par peur de souffrir et… nous mène tout droit à la souffrance !
Nos vies sont sous l’emprise de nos esprits submergés de bavardages, imprégnés de théories et de croyances qui édifient et consolident nos détresses. Nous nous infligeons à nous-mêmes de la souffrance en laissant le mental nous diriger. Nous ne voyons plus que ce que notre esprit nous autorise à voir, à travers le voile tissé du flot ininterrompu des pensées. Il se produit une fausse perception de ce qui est vécu, car ce n’est pas la vraie réalité qui est vue mais sa représentation mentale, fruit de nos multiples conditionnements. Le défilement des pensées qui reviennent sans cesse pour condamner ou répéter les expériences qui nous sont proposées recouvre la pure perception de ce qui est. Notre mental vient sans cesse se surimposer au simple fait de voir ou de sentir. Il exerce une pression sur chaque chose, saisit la vie à l’aide de concepts au lieu de la laisser s’accomplir en nous. Il voudrait que tout soit certain dans les théories qu’il échafaude, dans tous les aspects de la vie quotidienne. Il est incapable d’affronter l’incertitude et fuit le présent à chaque instant renouvelé, dans une perpétuelle et illusoire poursuite d’un devenir stable. Il n’y a jamais de contact profond avec la vie, qui est ainsi traversée sans que nous soyons véritablement conscients de sa beauté. Elle est sans arrêt fragmentée, divisée par notre esprit en bien/mal, bonheur/malheur, moi/autre. Toute notre douleur – et celle de l’humanité entière – est contenue dans cette fausse conception de la vie.
La cause principale de nos douleurs psychiques est la résistance mentale que nous créons face aux changements proposés par la vie. Notre souffrance se nourrit de nos réactions de fuite ou d’opposition, de nos angoisses et de nos espoirs, conséquences de tous nos conditionnements. Elle repose sur la croyance que quelque chose nous manque et qu’il faut l’obtenir, ou que quelque chose de mauvais s’impose à nous et qu’il faut s’en débarrasser. Cette illusion que nous devons modifier ou supprimer ce qui est fait partie de notre processus mental, et la souffrance engendrée n’appartient donc qu’à lui. Elle est une spéculation mentale. Ce qui ne signifie pas qu’elle est une chose abstraite : elle est bien réelle pour celui qui la vit. Lorsque nous souffrons, nous souffrons. Tant que nous ne parvenons pas à laisser notre esprit en paix, à observer simplement ce qui nous est proposé, sans implication mentale entrainant jugement, résistance, fuite ou culpabilité, nos souffrances nous apparaissent réelles.
C’est par le sentiment d’un moi solide, mais aussi vulnérable, donc craintif, qu’apparaît la souffrance. Tant qu’il y a ce moi rempli de peurs, qui se prend pour l’acteur de la vie, il y a division et conflit. Ce sentiment d’une identité qui existe à travers une histoire nous fait vivre sans cesse dans un rapport conflictuel avec les autres, mais aussi à l’intérieur de nous-mêmes. Tout est vu et vécu à partir de ce centre. Or ce moi si précieux n’a pas d’existence indépendante. Il apparaît seulement dans le champ de la conscience comme une fonction mentale en rapport avec une situation et a vocation à y retourner. Découvrir ce qu’il est exactement, le connaître pour comprendre ses peurs et ses angoisses, revient à découvrir les racines de notre souffrance.
La première chose à voir est que notre petit moi veut durer, à l’abri de toute insécurité, de tout changement, alors que vivre c’est mourir à chaque instant à toute chose. Ainsi, nous n’osons plus vivre, nous ne sommes plus en contact direct, intense, avec la vie. La mort à chaque chose vécue est la nature même de la vie, qui ne peut être qu’en se renouvelant. Nous ne savons pas intégrer ce mouvement continu, nous tenir prêt à mourir à notre plaisir, à notre chagrin, à l’expérience proposée, à notre histoire personnelle, à notre moi. Vivre, c’est accepter la perte de nos proches, de nos biens, de notre travail, de notre réputation… la perte de tout, qui sera à la fin inévitable. Nous devons consentir à vivre avec la mort à chaque seconde afin que notre esprit ne soit pas entrainé à donner une continuité aux choses, inéluctablement emportées dans le courant d’énergie. C’est notre désir de permanence au sein du mouvement d’apparitions et de disparitions qui nous fait tant souffrir.
Il nous faut découvrir ce qu’est ce moi, l’observer et le comprendre. Tant que nous n’aurons pas vu que c’est cette entité sous influence, éduqué socialement pour la lutte et la compétition, à la recherche constante d’innombrables plaisirs, que nous prenons pour notre véritable identité, nous souffrirons. La souffrance signifie que nous vivons à partir de ce que nous ne sommes pas. Nous ne sommes ni la succession de nos désirs, ni l’addition de nos expériences. Tant que nous vivrons avec une représentation personnelle de la vie à travers des pensées, des émotions et des actes, nous connaitrons la souffrance. Or, il n’y a rien de personnel que ce moi puisse faire, si ce n’est s’insérer dans le flux de la vie, accueillir le mouvement, consentir au changement. Tout est vécu alors à partir d’un espace qui se révèle en nous, paisible et libre. C’est son mouvement universel qui nous anime, et sa liberté devient notre liberté. Notre essence est cette énergie de la vie, cette réalité pure, immuable, infinie, vide et lumineuse à sa source. Comment découvrir ce qu’est la réalité, comment remonter jusqu’à la source de la vie si nous avons peur de la puissance du flot d’énergie qui porte notre existence ? Osons vivre, soyons passionnés, ressentons chaque chose intensément, la beauté comme la misère, embrassons chaque occasion que la vie nous donne de comprendre et d’aimer. Ainsi la vie prend son véritable sens, qui n’est pas celui d’un progrès, d’un avantage ou d’un gain quelconque.
Notre esprit trop rempli déborde d’idées, juge, condamne selon d’innombrables fluctuations mentales qui sont autant d’identifications réflexes. Mais si nous arrivons à nous placer dans une position d’extrême attention à ces automatismes de la pensée, si nous les observons, sans nous engager, sans chercher à nous en débarrasser, les regardant simplement, notre mental s’apaise peu à peu, de lui-même. Il calme son fonctionnement parasite et ne nous emporte plus dans ces réactions amplifiées de peur, d’agressivité ou d’abattement que nous connaissons habituellement. Seule la partie fine, sensible, pénétrante de l’esprit est alors utilisée, et elle nous place dans une vraie réceptivité. Les pensées n’ont plus d’emprise sur notre conduite et se révèlent telles qu’elles sont en réalité : des impressions qui apparaissent dans le vide de la conscience. Il ne s’agit pas d’essayer de les supprimer, car elles sont un moyen d’expérimenter la vie et cet effort produirait un autre conditionnement, mais de cesser de les entretenir et de les considérer comme réelles, solides, permanentes.
Vivons avec attention. L’attention n’est autre que la prise de conscience de l’apparition puis de la résorption de chaque chose, à l’instant où cela se produit. Par le regard pénétrant dirigé vers la source du flot mental, nous entrons en résonance avec le point d’origine de la vie, avec la réalité ultime. Cette réalité est hors de portée de la pensée liée au temps et soumise aux désirs de l’ego. Elle est un espace silencieux, vide. Elle est ce qui, en nous, accueille comme une coupe largement ouverte, ce qui, affranchi du corps/mental, a la capacité de voir, d’intégrer et de guérir. En ce lieu de paix, les peines et les angoisses se dissipent d’elles-mêmes, sous l’effet de notre ouverture, de notre vision intégrale, de notre conscience totale de ce qui est. Il n’y a plus la moindre distance créée par la pensée, mais contact direct avec les faits tels qu’ils sont proposés par la vie. S’ouvre alors un espace immense de liberté où il n’y a plus le moindre conflit possible entre ce qui est et ce qui devrait être, et donc plus de souffrance possible. Cette fusion entre l’observateur et l’évènement proposé ne peut avoir lieu que lorsque l’esprit est calme, immobile, sans effort pour essayer de l’être. Ce n’est pas quand le penseur n’existe plus, mais quand la pensée s’est libérée de toute réaction générée par ses conditionnements.
Aucun évènement qui survient n’est en lui-même souffrance, pas même la grave maladie ou le handicap. Toutes les circonstances de la vie sont l’occasion d’une silencieuse découverte de la paix inhérente à chaque expression de la réalité. C’est notre regard alourdi par nos pensées et nos émotions qui est porteur de souffrance. Nous sommes incapables de poser sur les évènements une attention profonde et aimante. Nous aimerions tellement que la réalité soit autre ! Par exemple, dès que notre corps devient faible ou douloureux, notre esprit génère aussitôt une angoisse due à notre identification au corps et à la peur de ne plus pouvoir contrôler notre vie comme nous l’entendons. Nous regrettons l’état de santé antérieur, nous imaginons le pire et nous nous infligeons une fuite ou une bataille désespérée devant ce qui est. Vouloir guérir à tout prix est signe que nous refusons le changement, l’impermanence au sein de tout phénomène. Pourquoi le corps, qui n’est rien d’autre qu’une forme apparente et limitée de notre être véritable, ne connaitrait-il que l’état de santé ? Même dégradé, il est un moyen par lequel la vie s’expérimente, avec une finesse de perception qui va bien au-delà de cette forme. Il s’agit de l’accepter changeant, d’admettre sa dégradation, de l’aimer aussi et, bien sûr, de le soigner. A notre mort, l’abandon de ce corps vient nous rappeler que seule la conscience demeure, de toute éternité. C’est lors d’une grave maladie, tandis que je me tenais dans un état de disponibilité totale, sans attente de quoi que ce soit, que j’ai pu découvrir la réalité de notre nature véritable. Mon corps sur le point de périr fut l’instrument par lequel l’énergie cosmique investit ma conscience, la déploya jusqu’à ce qu’elle se fonde dans l’espace infini.
Nous avons tous la capacité de percevoir la maladie exactement telle qu’elle s’exprime à travers ses symptômes, sans l’interférence de pensées parasites. Nous pouvons tous comprendre la maladie, c’est-à-dire la prendre en nous, l’intégrer, afin d’abolir tout conflit, toute dualité, source de souffrance. La lutte, l’attente obstinée de la guérison provoquent tensions et angoisses. Allégeons-nous, apaisons ce qui en nous recherche un but, ne nous attachons pas à notre douleur, nous ne sommes pas elle. Il existe une dimension qui n’est jamais dégradée. Au niveau absolu, celui de notre véritable nature, la maladie n’existe pas. Il n’y a rien à guérir. Sur le plan de notre destinée terrestre, la maladie nous offre l’occasion d’avoir une générosité d’abandon de soi, sans condition, sans exigence. Nous ne la voyons plus alors comme une manifestation pénible, mais comme une invitation à creuser au plus profond de la vie, à découvrir son sens au plus intime de notre être. Nous ne voyons plus seulement la déchéance physique mais notre véritable nature qui se tient derrière, intacte, vide de toute croyance en une souffrance. Quelle que soit l’évolution de la maladie, nous acceptons qu’elle fasse partie de notre voyage terrestre car nous savons que notre nature fondamentale demeure inchangée. Ainsi vue, la maladie développe notre capacité de patience, de douceur, de sagesse, de compassion envers tous ceux qui souffrent. Elle a un sens profond, comme chaque chose que nous expérimentons ici. La maladie est toujours porteuse d’un message qui nous indique une voie de transformation, de réajustement à ce que nous sommes ou de libération de notre identification au corps. Quelle que soit la dégradation de celui-ci, ne nous sentons pas misérables, car nous sommes aimés tels que nous sommes…
La douleur physique est une réaction nerveuse et nous disposons maintenant de moyens pour l’adoucir. La douleur psychologique survient lorsque nous nous accrochons à notre petit tas personnel d’accumulations, constitué de savoirs et d’expériences que nous avons fait nôtres, et que nous nous opposons à tout ce qui vient le déranger. Il faut parfois de nombreux coups pour que nous acceptions d’être dérangés et de nous interroger sur l’origine et la nature de notre souffrance. Ce que nous appelons épreuve nous est proposé pour nous sortir de notre torpeur, nous bousculer dans nos certitudes, nous arrêter dans nos conquêtes extérieures et nous placer sur la voie qui mène à soi. Les évènements sont parfaitement accordés à ce que nous devons vivre, à notre intériorité, mais par notre incompréhension, nous préférons fuir ou nous isoler, nous replier sur nous-mêmes ou nous révolter. L’épreuve est une proposition d’ajustement ou de dépouillement qui nous est faite, mais nous l’accueillons rarement comme une invitation à nous transformer, à faire retour sur ce que nous sommes véritablement. Nous ne la comprenons pas car nous voulons y échapper, en comptant sur un sauveur ou un idéal, en nous étourdissant dans les distractions, en nous réfugiant dans le travail ou en sombrant dans une névrose… Alors la souffrance finit par engourdir notre esprit, insensibiliser notre cœur. Nous nous y habituons et devenons indifférents, autant à notre propre souffrance qu’à celle des autres. Nous ne la reconnaissons plus et nous nous fermons à toute compréhension profonde de ce qu’elle est, et donc à toute possibilité de nous en libérer.
Car oui, la souffrance a une fin, et sa fin donne la paix… Elle se trouve dans sa rencontre, dans son contact direct, sans l’intermédiaire d’un moi séparé qui la rejette ou l’accepte. Si je peux comprendre ce qu’elle est véritablement, c’est-à-dire l’intégrer totalement, la regarder sans division, sans la verbaliser, sans émettre de jugements dessus, l’esprit complètement vide à son sujet, elle se dissout. Dans le contact direct avec elle, sans fuite, sans évasion, sans explications ni espoirs non plus, sans tout ce processus mental complexe qui se met en route, il n’y a plus de place pour la peur. C’est cela, la vraie libération, et non le refuge dans des solutions superficielles qui ne satisfont que nos egos.
La vie nous manifeste sans cesse son amour, même à travers le pire des malheurs. Mais nous, nous avons pris l’habitude de sélectionner ce qu’elle nous offre, nous lamentant si elle ne satisfait pas nos désirs égotiques… Il s’agit d’arriver à nous abandonner à son énergie de compassion, avec une confiance absolue en tout ce qu’elle nous présente. Il n’est pas d’autre intelligence.
Le site de Nicole : laconscience-espace.com
En complément, ce très beau texte (audio de 13mn) sur La Révélation : http://www.lepetitmas.fr/revelation.html
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